Le phénomène de radicalisation est un phénomène de société qui a touché notre jeunesse de manière très bruyante depuis les années 2010 avec différentes expressions en particulier islamique, d’extrême droite, ou d’extrême gauche (Campelo et al., 2018). Les vulnérabilités, les trajectoires et les motivations qui peuvent conduire un adolescent ou un jeune adulte à se radicaliser au plan idéologique et à accepter la violence pour l’exprimer, sont extraordinairement variées. Elles comprennent des fragilités identitaires (Cohen et al., 2020).
De par sa fonction de peau sociale (Anzieu), l’image de son corps est le lieu privilégié de négociation de son identité. On subit son corps, que cela soit par la transformation pubertaire, par le poids du regard de l’autre, ou par des expériences traumatiques. Mais le corps peut également être réapproprié activement par le sujet, le corps peut aussi être un lieu de jouissance. Cet enjeu d’autonomisation entre en écho avec le processus adolescent qui nous oblige à négocier notre double appartenance : celle prédéfinie par nos origines (génétique, culturelle et éducative), et celle que nous souhaitons construire de façon singulière à l’adresse de soi et des autres. Comme le rappelle F. Fanon « il s’installe entre mon corps et le monde une dialectique effective ». Or, la rencontre entre des vulnérabilités, notamment dans l’autonomisation psychique, et un groupe identitaire polarisé constitue un moteur du processus de radicalisation (Rolling et al 2022).
Des tatouages dans les mouvements néo-nazis aux style BCBG des membres du Tabligh (barbe, chapelet, bâtonnet de siwak et gandouras), l’appartenance aux mouvements radicaux s’accompagne d’une transformation importante du corps (Khedimellah, 2001). Ce marquage du corps obéit à la fois à des objectifs endogènes, montrer aux membres du groupe que l’on en est, mais aussi exogène, montrer à la société majoritaire sa singularité.
Le marquage du corps recouvre une grande diversité de techniques, vêtements et d’hexis corporels qui concourent à l’inscription du corps dans le groupe et son idéologie. Technique du corps tout d’abord pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, afin de décrire la manière dont le corps lui-même est transformé. Barbe, musculature, maquillage, coupe de cheveux sont autant d’aspects transformés au contact du groupe radical. Dans une enquête sur un groupe « anarcho-féministe », Edith Gaillard montre bien comment la revendication féministe ne se contente pas du discours mais marque le corps des militantes (refus de l’épilation par exemple). La technique corporelle est « un acte traditionnel efficace […]. Il faut qu’il soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. » (Mauss, 1936, p. 10). La technique est donc transmise ce qui lui confère son efficacité symbolique, son inscription intergénérationnelle. Le groupe adopte alors une fonction de famille soutenant, par l’idéologie, une identité en construction (Dupont et al 2019).
Les vêtements sont certainement le second aspect le plus évident de ce marquage du corps dans les mouvements radicaux. De la tunique blanche et capirote du KKK aux « blousons noirs » des années 50 ou au niqab porté par certaines femmes musulmanes, le vêtement est pour l’anthropologue André Leroi-Ghouran « l’instrument de la dignité de l’homme et le symbole de sa fonction humaine » (Delaporte, 1981, p. 3). Agnès de Féo a ainsi bien montré comment le port d’un vêtement couvrant du type jilbeb par certaines jeunes femmes inscrites dans une religiosité musulmane leur permet à la fois d’affirmer leur piété mais aussi d’affirmer une féminité en dehors des normes sociales. Loin des représentations habituelles, l’étude des vêtements obligent à considérer l’acte de se vêtir radicalement dans toute sa complexité.
Hexis corporelle enfin tant les postures et la manière de mouvoir son corps en société sont marquées par l’appartenance à un mouvement radical. Dans un article consacré à la militance dans les mouvements « autonomes » (marxistes et anarchistes), Colin Robineau décrit la manière dont le corps du militant se virilise et devient l’instrument même de la lutte anti-capitaliste : « des habitus « pugilistique » (Wacquant, 2000) et « sacerdotal » (Suaud, 1975), la dimension corporelle s’avère centrale dans le mode de production du militant autonome » (Robineau, 2018, p. 64). La socialisation dans le mouvement radical remodèle les habitus parmi lesquels les transformations du corps jouent un rôle central.
Lors de ce colloque nous chercherons à décrire et à comprendre les différents aspects du marquage corporel dans les mouvements radicaux à travers un croisement des regards sociologique, historique, visuel et psychologique. Nous accorderons une importance toute particulière à considérer ces marquages dans un spectre afin d’appréhender l’ensemble des formes de radicalités auxquels peuvent se confronter les professionnels des secteurs social, médico-social et sanitaire.